Le Maroc vit son présent avec le regard toujours tourné en arrière. Comme par fatalité, tout ce qui se fait aujourd’hui ne vaut que par son rapport à hier. Le passé est là, constant. Pesant. Par ses manies et ses élans tortueux. Le Marocain, parce qu’il a souffert dans sa peau le passage rapide d’une époque à une autre, reste méfiant, voire culpabilisateur. Et, dans ce regard, ce qui est normal ailleurs, dans les Etats tout simplement démocratiques, a des connotations quasi-freudiennes, tant rien n’est jamais acquis définitivement, d’un bord à l’autre de ce qui fait l’establishment national.
Descartes n’est pas marocain, a-t-on soufflé précédemment. Cette sentence, faite dans les année quatre vingt du siècle passé par un universitaire français ayant enseigné à la faculté de Droit de Rabat, avait déplu en son temps. Elle a fait déversé beaucoup de hargne de la part des élites de la gauche nationale de l’époque. En fait, dans son énoncé comme par rapport à la réalité culturelle et sociologique marocaine, cette phrase reflète un état mental indéniablement réticent à la logique fondamentale de la dialectique. Elle dit une réalité indiscutable du comportement global du Maroc, à savoir sa réticence face à la simple rationalité historique. Car, et nous ne l’acceptons qu’à notre insu, l’Histoire ne revient jamais en arrière. Elle passe, les événements se suivent, pouvant donner l’impression de se reformuler pareillement à l’infini, alors que dans sa trajectoire, cette histoire est le reflet instantané de la réalité intrinsèque à ce passage et uniquement à cet instant précis de la trajectoire historique des nations et des peuples.
1/ Les phobie marocaine
L’histoire politique très récente du Maroc moderne se résume en quelques impressions : c’est une histoire blessée par un exercice gouvernemental en dents de scie mais mais surtout, amorphe. La politique, ayant été l’apanage de l’Etat et de ses partis éprouvettes, a pendant longtemps été synonyme d’exclusion, de refoulement et de marginalisation (dans les sens physique, éthique et sémantique de la notion). Ce qui a conduit à la mise au ban de la société de tous les appareils d’Etat, sans distinction aucune.
Les raisons à cela sont légion. Une donnée fondamentale caractérisait ainsi, par le passé récent, cette tension : les appareils d’Etat travaillaient contre la société, ce qui explique l’absence de repères communs définitifs entre cette même société, prise en corps politique compact, et l’Etat dans son sens le plus étroit : le pouvoir politique en exercice dans ses différentes ramifications et manifestations.
Aujourd’hui, alors que l’ambition marocaine est de passer le cap de la méfiance dans l’acceptation de la différence, les relents de cette diachronie restent actifs, parce que dans ses gestes comme dans ses articulations étatiques, la tendance est à la continuité, sous d’autres formes et représentations bien entendu. D’une part, à chaque acquis en termes de liberté et de démocratie, est connectée une pratique en contresens (matraquage des manifestations, arrestations, tendance à la culpabilisation plutôt que prédominance éthique de la présomption d’innocence…). D’où cette litanie de ‘’retour au passé’’ qui semble dominer le discours d’une bonne frange de la conscience collective nationale.
Il est évident, néanmoins, que l’Etat, dans son essence, reste cette machine qui voudrait éternellement incarner la rationalité faite Autorité devant l’Eternel. Or, dans l’univers de la démocratie, l’Etat est fait par les hommes qui sont aux commandes. En Occident, pour rester vague, les hommes d’Etat savent qu’en tout état de cause, ils ne peuvent aller en contresens de la grande tendance sociale qui fait leur environnement. Et cette tendance se conjugue en bilans et clairvoyance.
L’Etat marocain, ayant vécu un demi siècle environ en tâtonnements multifonctionnels, reste tributaire d’une vision dominatrice de l’autorité et du rapport des institutions à la société globale. De ce double conditionnement est né justement la méfiance que le Marocain accole à son approche des hommes d’Etat en exercice, y compris la période dite de transition 1998-2002 et plus encore depuis 2011. La question qui taraude alors tout observateur averti de l’évolution politique marocaine est de savoir par quelle pratique le politique national pourrait être protégé contre sa propre tendance, c’est-à-dire comment le prémunir contre le ‘’retour au passé’’, dans les connotations les plus péjoratives de ce passé !
2/ Le normal et l’extraordinaire
Dans ce contexte sociologique général, comment se pose la relation de l’ambition démocratique à la réalité physique de l’exercice du pouvoir et de l’autorité au Maroc ?
Il est notoire que l’environnement mondial a subi une fracture frontale dans tout ce qui faisait ses valeurs jusqu’à hier, c’est-à-dire avant l’agression américano-anglaise contre l’Irak (Etat, peuple et société). Et ces valeurs étaient synonymes de droits humains, de démocratie politique et de prégnance de l’économie de marché. Le Maroc, parce qu’il fait partie de cet environnement bouleversé, suit la tendance générale produite sous l’effet du diktat américain. C’est là que la phobie du passé prend toute sa dimension matérielle pressante.
En effet, en allant en Irak, les USA savaient que tous les Etats arabes allaient en subir l’onde de choc négative. Les populations arabes ne pouvaient accepter cette agression. Ils l’ont manifesté dans la violence, institutionnelle et politique bien sûr, mais également dans le discours et ses différentes symboliques. Or, dans ce scénario du pire, l’Etat arabe en prospective démocratique s’est vu contraint de s’autoréguler en se braquant contre les élans contestataires, ce qui a a,éne au Printemps arabe et à la disloquation des principales machnies dictatoriales.
N’étant pas sorti complètement de ce qui faisait sa physionomie générique (clientélisme et clanisme) depuis le début des années soixante du 20è siècle, l’Etat marocain s’est trouvé en incomrenhion organique de la rupture stratégique mondiale. Il ne comprend pas les messages en arrière fond véhiculés par la conquête planétaire de la contestation civile.
De cette incompréhension est née une nouvelle rupture institutionnelle : en voulant se prémunir contre l’imprévisible, l’Etat s’est rabattu sur des réseaux simplifiés formés au gré des relations ethniques, locales et, pourquoi pas, familiales. D’où la rupture fondamentale à craindre, tout comme par le passé récent. En cela, le retour de manivelle contre la transition politique devant mener à la démocratie politique pure et simple est au guet-apens.
Aujourd’hui donc, en se rebiffant et en développant des élans de plus en plus éloignés de la responsabilité et de la maturité citoyennes, en redonnant l’impression que les appareils répressifs d’Etat reçoivent des instructions et directives allant contre l’élargissement des espaces de liberté et, surtout, en refaisant naître chez les services de sécurité les réflexes d’impunité, toute la société marocaine pourrait se retrouver en instance d’oppression et, donc, de raidissement contre l’Etat et ses appareils…
A cause de cela, pour cela, l’Etat doit comprendre qu’aujourd’hui, c’est-à-dire à l’ère de la fragilisation planétaire de Etats-nations, seule la responsabilité citoyenne et la jouissance de la liberté de choix responsable peuvent prémunir l’Etat (dans ses appareils et ses institutions) d’une incursion exogène qui viendrait désarticuler le système politique global national.
Croire qu’en ‘’redéveloppant’’ le réflexe sécuritaire, institutionnel, clanique et familial, le politique marocain échapperait à la roue déstabilisante, c’est produire les leviers de sa propre décrépitude.
Najib BENSBIA
Extrait du livre ''Maroc oblique'' en cours de finalisation.